• Les religions et les identités en Méditerranée : L’archétype d’Abraham contre la figure de Narcisse

    Mongi GHARBI
    Journaliste - Tunis

     

     « Si Dieu existe, tout est donc possible », a écrit un jour le psychanalyste français Lacan. Or, pour les trois religions révélées, Dieu, non seulement existe mais il est unique. Et pourtant ça ne tourne pas très rond du côté du dialogue interreligieux qui peine à éclore, à l’aube de ce troisième millénaire. Malgré tous les vœux pieux des uns  et la bonne volonté des autres.

     Suscitant une opportunité supplémentaire de dialogue entre les diverses communautés culturelles et religieuses du pourtour méditerranéen, le Forum international de « Réalités » a rompu avec les sujets de réflexion, à dominante économique pour plancher cette année, dans le cadre feutré d’un hôtel de la banlieue nord, sur la  question  du «  bon voisinage religieux : les religions et les identités en Méditerranée ». Eclairages et Compte-rendu.

    Une thématique aux imbrications multiples,  traitée en éventail et   au peigne fin par un panel de communicateurs « de haute voltige », en provenance de plusieurs pays du pourtour méditerranéen, et impliquant  des historiens, des théologiens, des philosophes, des diplomates, des géo-stratèges civils et militaires, des universitaires et autres intellectuels bien-pensants…

    Un aréopage hétéroclite de faiseurs d’opinion et de témoins , aux cheminements religieux et spirituels fort différents en somme, composé de musulmans, de chrétiens, de juifs, d’ agnostiques et de citoyens du monde et qui ont, l’espace d’un jour ont tenté d’enjamber près de quinze siècles d’histoire commune et souvent conflictuelle.

    Tous sont intervenus sur les opportunités et les défis d’un dialogue interreligieux entre les deux rives de la Méditerranée, sans jamais perdre de vue cependant, les soubassements éminemment politiques de cet altruisme spirituel qui se dessine en filigrane, à savoir le projet de l’Union pour la Méditerranée ou UPM, pris à bras-le corps par la diplomatie française. 

    Il n’en fallait pas plus pour transformer la salle Didon de l’hôtel en une véritable tour de Babel. Animateurs et public ont eu en effet droit à des joutes alternées, de « dialoguisme religieux » bien intentionné, ponctué par moments par des réminiscences d’un  « dialogue de sourds » plutôt vivace, aux connotations religieuses, culturelles, politiques voire stratégiques.

    Ouvrant le bal des communications du premier panel dédié à la dimension historique du bon voisinage religieux, et présidé par M.Zyed  Krichen, directeur de la rédaction de la revue Réalités , les contributeurs se sont attachés à montrer que les idées expansionnistes et belliqueuses à l’origine des conflits et guerres de religions sont davantage le produit des hommes que des écrits spirituels des trois religions monothéistes.

    Un Dieu commun, des itinéraires différents

    Sémantiquement, fera remarquer à ce sujet Mme Vicki-Ann Cremona, ambassadeur de Malte à Tunis, le mot religion renvoie directement à la notion d’unifier les êtres autour d’un Super-Etre, Dieu ou Allah en l’occurrence. Le  sacré offre à tout un chacun un itinéraire spirituel, qui, négocié de façon individuelle et bannissant l’idée de primauté d’un chemin sur l’autre, est en mesure de  générer paix, concorde  et compréhension entre les hommes.

    Pour sa part, Mme Latifa Lakhdar, historienne et maître de conférences à la faculté des lettres de Sousse a expliqué que le préalable à la pacification des rapports interreligieux consiste avant tout à séparer la religion de l’orthodoxie qui, par définition cherche à régenter la vision du monde et les moindres faits et gestes des membres d’une communauté donnée.

    Selon M.Mohamed Chakroun, directeur de l’Institut de civilisation à l’université la Zitouna, les minorités religieuses non islamiques ont constitué pour les musulmans, à travers tous les âges   des partenaires économiques, sociaux et parfois même politiques, appelant les décideurs à ne plus raisonner en terme de blocs religieux, à ne plus s’immiscer directement dans l’ordre religieux.

    Intervenant sur le sujet, M.Mohamed Haddad, titulaire de la Chaire Unesco d’études comparatives de religions de l’université de la Manouba a rappelé que les trois religions monothéistes partagent une vérité commune qui consiste à adorer un Dieu unique, forme suprême de la pensée abstraite et de la sagesse philosophique et religieuse.

    Ce fonds commun n’a pas empêché les conflits meurtriers à l’intérieur de chaque religion et entre les différentes religions, d’où, a-t-il conclu le besoin de séculariser la société et de laisser le soin à tout un chacun de régler ses rapports avec le Dieu unique.

    M.Abdelhamid Largueche, maître de conférences en histoire moderne, à la faculté des lettres  de Tunis a mis en perspective les tendances réductionnistes des théologies scolastiques, plutôt promptes à étouffer les particularismes au nom de l’orthodoxie littéraliste, alors que, a-t-il expliqué,  la religiosité individuelle et intimiste offre une marge de respect et d’accueil plus importante.

    L’orateur a  rappelé à ce propos que les membres des trois religions ont vécu en harmonie à Tunis, selon le schéma de  la ville cosmopolite, riche de sa mosaïque spirituelle , mettant en exergue la tolérance et la solidarité active de Sidi Mehrez, Saint patron de Tunis et bâtisseur infatigable , à l’égard de la communauté juive de Tunis plus particulièrement.

    Il a également évoqué le type de mariage monogamique, vieux de trois siècles et plus connu par les historiens sous l’appellation de « mariage Kairouanais », l’abolition de l’esclavage en Tunisie en 1846 et l’esprit de tolérance à l’égard des minorités du Pacte fondamental de 1859.

    Islamophobie rampante

    La seconde séance à été consacrée à la dimension civilisationnelle et sociale du bon voisinage religieux.

    Animée par M.Haïm Mallet, rédacteur en chef de la revue Passages, cette séance a permis à quatre orateurs de défiler à la tribune,  pour mettre en valeur la place structurante qu’occupent les religions en Méditerranée, comme référence culturelle et sociale.

    Mme Isabel Schäfer, chercheur-enseignante à l’université Humboldt de Berlin s’est intéressée à la place des musulmans et de l’Islam au sein de la  construction européenne.

    Bien que vingt millions, dont un tiers de maghrébins vivent actuellement en Europe, l’islamophobie se développe depuis les attaques du 11 septembre 2001 a-t-elle confirmé.

    C’est que le projet de construction européenne se veut une entité post-nationale fondée sur le primat citoyen des droits de l’Homme, dans laquelle l’islam constitue une ligne de démarcation, plutôt qu’un facteur d’intégration géoculturelle.
    Sans vouloir islamiser l’Europe ou européaniser l’islam, l’oratrice a affirmé que les migrants et les personnes à « identité hybride » sont en mesure de faciliter la coexistence pacifique entre les identités nationales, culturelles et religieuses.
    Mgr Maroun Lahham, Evêque de Tunis a porté son regard sur le statut minoritaire des chrétiens dans les sociétés arabes d’Orient.

    Les chrétiens d’orient sont mal à l’aise dans cette identité minoritaire et sentent qu’ils sont séparés du tissu social, a-t-il affirmé en substance.
    Ils sont susceptibles au statut de « Dhimmi » (Gens du livre vivant parmi une communauté  musulmane majoritaire) et cultivent une forte nostalgie par rapport aux époques où ils étaient majoritaires.

    L’orateur a égrené quatre conditions pour promouvoir  un statut de bon voisinage des deux communautés religieuses au Moyen Orient :reconnaitre le principe d’une citoyenneté pleine et entière des chrétiens , de la part de la majorité, inculquer ce principe d’égalité au sein de la famille, de l’école et des lieux de culte,  promouvoir    le droit à la différence et à la liberté de conscience,  en tant que droits inaliénables pour tous et respecter les lois des pays où ces minorités chrétiennes vivent.

    L’Europe, une patrie spirituelle ?

    M. Jean Robert Henry, directeur de recherche au centre français de recherche scientifique (Cnrs) a quant à lui fait part de ses réserves à l’égard du concept de bon voisinage religieux ou de bon voisinage tout court, péchant, selon lui par ses acceptions spatiales et institutionnelles et partant, euro-centristes.

    Les européens  doivent  choisir entre une Europe des deux rivages ou une Europe forteresse, pour mettre fin à cette confusion ethno-religieuse qui prévaut actuellement, aux dépens de la libre circulation des personnes et de la tolérance culturelle et religieuse, évoquant ce qu’il appelle « un apartheid tempéré en Méditerranée ».

    L’Europe n’est pas une patrie spirituelle et le processus de Barcelone a consommé le divorce entre l’espace économique et l’espace humain, a-t-il encore affirmé, se félicitant tout de même du rôle accru de la société civile dans les diverses dynamiques euro-méditerranéennes.

    M. Habib Kazdaghli, professeur d’histoire contemporaine à l’université de la Manouba a pour sa part interrogé l’histoire de la Tunisie des 19ème et 20ème siècles, multipliant les exemples concrets de tolérance de l’élite politique et intellectuelle tunisienne, vis-à-vis des minorités culturelles.
    Un riche débat s’est ensuite  instauré dans la salle et embrassé un champ kaléidoscopique de sujets liés directement ou indirectement à la thématique générale du Forum.

    Les croisades, l’Andalousie, les flux migratoires, le conflit israélo-palestinien, le terrorisme international, l’islam africain, l’islam confrérique et bien d’autres questions ont été notamment évoqués à cette occasion.

    Laïcité et intégrisme

    Plus politique, la troisième séance s’est penchée sur le thème combien ardu de
    «La religion et de la laïcité ».

    Présidant les travaux de ce panel, M.Slaheddine Maaoui, directeur général de l’Union des radios arabes a présenté le cadre théorique de cette problématique « de grande actualité », invitant les contributeurs et le public à nourrir  la réflexion autour de quatre axes :la laïcité , comme approche constitue-t-elle une solution pour contrer l’intégrisme religieux grandissant dans l’espace transméditerranéen, la laïcité des Etats et celle des sociétés, l’universalité des valeurs et (ou) la particularité des cultures,  et enfin la religion représente-t-elle une spiritualité ou des codes socio-juridiques ?

    Selon M.Slim Laghmani, professeur à la faculté des sciences juridiques , politiques et sociales de Tunis et directeur du laboratoire de « droit communautaire et relations Maghreb-Europe », la laïcité ne se réduit pas, contrairement à l’idée répandue à la séparation du religieux et du politique, mais elle correspond à une véritable philosophie de la connaissance, fondée sur l’autonomie de la raison et du libre-arbitre , faisant remarquer que les Môotazila et St Thomas d’Aquin sont les précurseurs de la laïcité.

    L’orateur a relevé que la laïcité, à la française se distingue en outre par un édifice juridique qui garantit la neutralité de l’Etat à l’égard de la religion et un système éducatif laïc, concluant que la laïcité, en tant qu’approche n’est pas en mesure de contrecarrer l’intégrisme mais qu’elle risque, au contraire de l’alimenter.

    Pour sa part, M. Thomas Antoine, ambassadeur de Belgique en Tunisie, pour lequel chaque  religion est définie par deux branches intimement liées,  à savoir une éthique (doxa) et une praxis, s’est essayé afin d’éclairer sa thèse sur la question à une comparaison métaphorique de deux figures archétypiques : Abraham, figure commune aux trois religions monothéistes  et Narcisse, symbole mythologique de l’auto-idolâtrie.

    4Le  premier, de par le préfixe sémitique « AB : père », placé en tête de son prénom représente la « Rahma » ou la matrice de la miséricorde, a fait remarquer l’orateur et incarne par conséquent l’archétype de l’identité en devenir et du lien sacré entre les créatures divines, nonobstant leurs appartenances de foi.

    Du fait  qu’il a le mieux négocié  le lien entre la pensée et l’action, la Doxa et la Praxis, Abraham est un homme de paix, et un  réceptacle ouvert sur  la multitude et la diversité, a encore imagé l’orateur.

    Aux antipodes, Narcisse, à travers son miroir narcissique et mortifère s’oppose à l’altérité et présente une inflation de son moi identitaire, alors que l’eau dans la tradition abrahamique sert à désaltérer et à purifier.

    L’orateur a conclu que le fondamentalisme, l’intégrisme et le sectarisme présentent une perception narcissique de la foi qui oppose l’identité à l’universalité, formant le souhait de faire de la mer méditerranée « une eau féconde et porteuse d’espoir » pour tous les peuples de la région.

    Intervenant sur le même sujet, d’autres orateurs ont analysé les rapports entre les identités culturelles, religieuses et citoyennes, arguant que le vivre-ensemble et le bon voisinage trouvent leurs solutions dans le droit constitutionnel et démocratique, propre aux Etats de Droit et des Institutions.

    L’Etat doit être celui des citoyens et non celui des croyants a constaté un autre intervenant.

    Un participant a invité les communicateurs à contextualiser leurs approches, en y intégrant les éléments socioéconomiques et éviter de tout analyser selon le prisme déformant du tout « culturaliste ».

    Si on veut aboutir à un bon voisinage culturel, économique et religieux dans le pourtour méditerranéen et dans le monde, il faut commencer par résoudre le conflit israélo-palestinien et mettre fin aux injustices de tout ordre qui marquent l’histoire actuelle de l’humanité, conseillera tout bonnement un autre intervenant dans la salle.

    Et demain ?

    Tirant le bilan critique du dialogue interreligieux et appréhendant l’avenir, le quatrième et dernier panel de ce Forum international de Réalités, les participants ont décliné une série de réflexions articulées autour de deux principaux axes : le dialogue interreligieux est-il une affaire de religieux et quels risques porte une prise en compte grandissante des particularismes culturels et religieux, dans un monde méditerranéen fragilisé par la tentation de fragmentation communautariste ?

    Présidant les travaux de cette quatrième séance, l’Amiral Jean Dufourcq a défini quatre champs distincts, nécessaires à un dialogue interreligieux fécond qui, a-t-il précisé doit se faire de la base vers le sommet, et non le contraire.

    Ce dialogue doit être décliné dans quatre directions : sociologique, animé par des experts et portant sur l’évolution du fait religieux en Méditerranée, éthique entre les représentants des trois religions monothéistes, à propos de sujets concrets telles que les questions économiques et biomédicales par exemple, politique sur le statut des minorités religieuses là où elles se trouvent et philosophique qui doit être mené par la société civile et religieuse.

    M.Haïm Bittam, grand Rabbin de Tunis, programmé à ce panel n’a pu cependant faire sa communication, pour des raisons d’emploi du temps. Il  a fait distribuer un témoignage d’une page, dans lequel il retrace l’histoire séculaire de  la communauté juive en Tunisie, constamment pétrie dans le respect et la cohabitation pacifique, illustrant ses propos par l’exemple d’El Ghriba.

    « L’histoire de la Tunisie en particulier et celle du  Maghreb arabe en général n’ont connu aucun génocide mais ont constitué un lieu de refuge pour les victimes de l’inquisition et des exterminations collectives survenues en Europe », a-t-il notamment fait remarquer.

    « Notre histoire est riche de ce genre d’aspects civilisationnels et qui demeurent vivaces jusqu’à ce jour, particulièrement en Tunisie et au Maroc. Une histoire qu’il faut préserver et revivifier », a encore écrit le grand Rabbin de Tunis.

    P. Christophe Roucou, responsable des relations avec l’Islam au sein de la Conférence des évêques de France a relevé que l’idée de dialogue interreligieux gagne du terrain malgré tout, soulignant l’importance des rencontres institutionnelles ou plus informelles  qui mettent en présence des acteurs de la société civile ou des  croyants des trois religions monothéistes.

    «  Pour moi, comme chrétien, je ne peux aller plus avant dans ma découverte du mystère de Dieu que j’ai reçue dans la tradition chrétienne, qu’en vivant la rencontre de l’autre différent de moi. Ce n’est pas en refusant l’altérité que je vais trouver mon identité, c’est au contraire la rencontre de l’autre qui me révèle à moi-même. J’ai besoin de l’autre, juif, musulman ou agnostique, pour avancer vers la vérité, pour découvrir des dimensions du mystère de Dieu que je ne pourrai pas autrement découvrir ».

    Intervenant sur le thème, M.Slaheddine Mestaoui, membre du Conseil islamique supérieur a puisé dans le corpus coranique pour illustrer l’esprit de tolérance et de respect des altérités qui prévalent en Islam.

    « Nul contrainte dans la religion », « Appelle au chemin de ton seigneur par la sagesse et une belle exhortation. Discute avec eux de la meilleure des manières   », ou « Nous croyons en ce qui nous a été révélé, notre Dieu comme le vôtre est unique, c’est à lui que nous nous soumettons paisibles » , autant de versets coraniques et d’injonctions divines qui  invitent les hommes et les femmes, a encore argué l’orateur  à axer sur les dénominateurs communs entre les membres des trois religions monothéistes , à bannir la duplicité de langage entre les partenaires du dialogue et à privilégier l’Amour d’autrui et du prochain , aux tentations belliqueuses et sectaires.

     

    http://www.afkaronline.org/francais/articles/gharbi37.html


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