• Mongi GHARBI
    Journaliste - Tunis

     

     « Si Dieu existe, tout est donc possible », a écrit un jour le psychanalyste français Lacan. Or, pour les trois religions révélées, Dieu, non seulement existe mais il est unique. Et pourtant ça ne tourne pas très rond du côté du dialogue interreligieux qui peine à éclore, à l’aube de ce troisième millénaire. Malgré tous les vœux pieux des uns  et la bonne volonté des autres.

     Suscitant une opportunité supplémentaire de dialogue entre les diverses communautés culturelles et religieuses du pourtour méditerranéen, le Forum international de « Réalités » a rompu avec les sujets de réflexion, à dominante économique pour plancher cette année, dans le cadre feutré d’un hôtel de la banlieue nord, sur la  question  du «  bon voisinage religieux : les religions et les identités en Méditerranée ». Eclairages et Compte-rendu.

    Une thématique aux imbrications multiples,  traitée en éventail et   au peigne fin par un panel de communicateurs « de haute voltige », en provenance de plusieurs pays du pourtour méditerranéen, et impliquant  des historiens, des théologiens, des philosophes, des diplomates, des géo-stratèges civils et militaires, des universitaires et autres intellectuels bien-pensants…

    Un aréopage hétéroclite de faiseurs d’opinion et de témoins , aux cheminements religieux et spirituels fort différents en somme, composé de musulmans, de chrétiens, de juifs, d’ agnostiques et de citoyens du monde et qui ont, l’espace d’un jour ont tenté d’enjamber près de quinze siècles d’histoire commune et souvent conflictuelle.

    Tous sont intervenus sur les opportunités et les défis d’un dialogue interreligieux entre les deux rives de la Méditerranée, sans jamais perdre de vue cependant, les soubassements éminemment politiques de cet altruisme spirituel qui se dessine en filigrane, à savoir le projet de l’Union pour la Méditerranée ou UPM, pris à bras-le corps par la diplomatie française. 

    Il n’en fallait pas plus pour transformer la salle Didon de l’hôtel en une véritable tour de Babel. Animateurs et public ont eu en effet droit à des joutes alternées, de « dialoguisme religieux » bien intentionné, ponctué par moments par des réminiscences d’un  « dialogue de sourds » plutôt vivace, aux connotations religieuses, culturelles, politiques voire stratégiques.

    Ouvrant le bal des communications du premier panel dédié à la dimension historique du bon voisinage religieux, et présidé par M.Zyed  Krichen, directeur de la rédaction de la revue Réalités , les contributeurs se sont attachés à montrer que les idées expansionnistes et belliqueuses à l’origine des conflits et guerres de religions sont davantage le produit des hommes que des écrits spirituels des trois religions monothéistes.

    Un Dieu commun, des itinéraires différents

    Sémantiquement, fera remarquer à ce sujet Mme Vicki-Ann Cremona, ambassadeur de Malte à Tunis, le mot religion renvoie directement à la notion d’unifier les êtres autour d’un Super-Etre, Dieu ou Allah en l’occurrence. Le  sacré offre à tout un chacun un itinéraire spirituel, qui, négocié de façon individuelle et bannissant l’idée de primauté d’un chemin sur l’autre, est en mesure de  générer paix, concorde  et compréhension entre les hommes.

    Pour sa part, Mme Latifa Lakhdar, historienne et maître de conférences à la faculté des lettres de Sousse a expliqué que le préalable à la pacification des rapports interreligieux consiste avant tout à séparer la religion de l’orthodoxie qui, par définition cherche à régenter la vision du monde et les moindres faits et gestes des membres d’une communauté donnée.

    Selon M.Mohamed Chakroun, directeur de l’Institut de civilisation à l’université la Zitouna, les minorités religieuses non islamiques ont constitué pour les musulmans, à travers tous les âges   des partenaires économiques, sociaux et parfois même politiques, appelant les décideurs à ne plus raisonner en terme de blocs religieux, à ne plus s’immiscer directement dans l’ordre religieux.

    Intervenant sur le sujet, M.Mohamed Haddad, titulaire de la Chaire Unesco d’études comparatives de religions de l’université de la Manouba a rappelé que les trois religions monothéistes partagent une vérité commune qui consiste à adorer un Dieu unique, forme suprême de la pensée abstraite et de la sagesse philosophique et religieuse.

    Ce fonds commun n’a pas empêché les conflits meurtriers à l’intérieur de chaque religion et entre les différentes religions, d’où, a-t-il conclu le besoin de séculariser la société et de laisser le soin à tout un chacun de régler ses rapports avec le Dieu unique.

    M.Abdelhamid Largueche, maître de conférences en histoire moderne, à la faculté des lettres  de Tunis a mis en perspective les tendances réductionnistes des théologies scolastiques, plutôt promptes à étouffer les particularismes au nom de l’orthodoxie littéraliste, alors que, a-t-il expliqué,  la religiosité individuelle et intimiste offre une marge de respect et d’accueil plus importante.

    L’orateur a  rappelé à ce propos que les membres des trois religions ont vécu en harmonie à Tunis, selon le schéma de  la ville cosmopolite, riche de sa mosaïque spirituelle , mettant en exergue la tolérance et la solidarité active de Sidi Mehrez, Saint patron de Tunis et bâtisseur infatigable , à l’égard de la communauté juive de Tunis plus particulièrement.

    Il a également évoqué le type de mariage monogamique, vieux de trois siècles et plus connu par les historiens sous l’appellation de « mariage Kairouanais », l’abolition de l’esclavage en Tunisie en 1846 et l’esprit de tolérance à l’égard des minorités du Pacte fondamental de 1859.

    Islamophobie rampante

    La seconde séance à été consacrée à la dimension civilisationnelle et sociale du bon voisinage religieux.

    Animée par M.Haïm Mallet, rédacteur en chef de la revue Passages, cette séance a permis à quatre orateurs de défiler à la tribune,  pour mettre en valeur la place structurante qu’occupent les religions en Méditerranée, comme référence culturelle et sociale.

    Mme Isabel Schäfer, chercheur-enseignante à l’université Humboldt de Berlin s’est intéressée à la place des musulmans et de l’Islam au sein de la  construction européenne.

    Bien que vingt millions, dont un tiers de maghrébins vivent actuellement en Europe, l’islamophobie se développe depuis les attaques du 11 septembre 2001 a-t-elle confirmé.

    C’est que le projet de construction européenne se veut une entité post-nationale fondée sur le primat citoyen des droits de l’Homme, dans laquelle l’islam constitue une ligne de démarcation, plutôt qu’un facteur d’intégration géoculturelle.
    Sans vouloir islamiser l’Europe ou européaniser l’islam, l’oratrice a affirmé que les migrants et les personnes à « identité hybride » sont en mesure de faciliter la coexistence pacifique entre les identités nationales, culturelles et religieuses.
    Mgr Maroun Lahham, Evêque de Tunis a porté son regard sur le statut minoritaire des chrétiens dans les sociétés arabes d’Orient.

    Les chrétiens d’orient sont mal à l’aise dans cette identité minoritaire et sentent qu’ils sont séparés du tissu social, a-t-il affirmé en substance.
    Ils sont susceptibles au statut de « Dhimmi » (Gens du livre vivant parmi une communauté  musulmane majoritaire) et cultivent une forte nostalgie par rapport aux époques où ils étaient majoritaires.

    L’orateur a égrené quatre conditions pour promouvoir  un statut de bon voisinage des deux communautés religieuses au Moyen Orient :reconnaitre le principe d’une citoyenneté pleine et entière des chrétiens , de la part de la majorité, inculquer ce principe d’égalité au sein de la famille, de l’école et des lieux de culte,  promouvoir    le droit à la différence et à la liberté de conscience,  en tant que droits inaliénables pour tous et respecter les lois des pays où ces minorités chrétiennes vivent.

    L’Europe, une patrie spirituelle ?

    M. Jean Robert Henry, directeur de recherche au centre français de recherche scientifique (Cnrs) a quant à lui fait part de ses réserves à l’égard du concept de bon voisinage religieux ou de bon voisinage tout court, péchant, selon lui par ses acceptions spatiales et institutionnelles et partant, euro-centristes.

    Les européens  doivent  choisir entre une Europe des deux rivages ou une Europe forteresse, pour mettre fin à cette confusion ethno-religieuse qui prévaut actuellement, aux dépens de la libre circulation des personnes et de la tolérance culturelle et religieuse, évoquant ce qu’il appelle « un apartheid tempéré en Méditerranée ».

    L’Europe n’est pas une patrie spirituelle et le processus de Barcelone a consommé le divorce entre l’espace économique et l’espace humain, a-t-il encore affirmé, se félicitant tout de même du rôle accru de la société civile dans les diverses dynamiques euro-méditerranéennes.

    M. Habib Kazdaghli, professeur d’histoire contemporaine à l’université de la Manouba a pour sa part interrogé l’histoire de la Tunisie des 19ème et 20ème siècles, multipliant les exemples concrets de tolérance de l’élite politique et intellectuelle tunisienne, vis-à-vis des minorités culturelles.
    Un riche débat s’est ensuite  instauré dans la salle et embrassé un champ kaléidoscopique de sujets liés directement ou indirectement à la thématique générale du Forum.

    Les croisades, l’Andalousie, les flux migratoires, le conflit israélo-palestinien, le terrorisme international, l’islam africain, l’islam confrérique et bien d’autres questions ont été notamment évoqués à cette occasion.

    Laïcité et intégrisme

    Plus politique, la troisième séance s’est penchée sur le thème combien ardu de
    «La religion et de la laïcité ».

    Présidant les travaux de ce panel, M.Slaheddine Maaoui, directeur général de l’Union des radios arabes a présenté le cadre théorique de cette problématique « de grande actualité », invitant les contributeurs et le public à nourrir  la réflexion autour de quatre axes :la laïcité , comme approche constitue-t-elle une solution pour contrer l’intégrisme religieux grandissant dans l’espace transméditerranéen, la laïcité des Etats et celle des sociétés, l’universalité des valeurs et (ou) la particularité des cultures,  et enfin la religion représente-t-elle une spiritualité ou des codes socio-juridiques ?

    Selon M.Slim Laghmani, professeur à la faculté des sciences juridiques , politiques et sociales de Tunis et directeur du laboratoire de « droit communautaire et relations Maghreb-Europe », la laïcité ne se réduit pas, contrairement à l’idée répandue à la séparation du religieux et du politique, mais elle correspond à une véritable philosophie de la connaissance, fondée sur l’autonomie de la raison et du libre-arbitre , faisant remarquer que les Môotazila et St Thomas d’Aquin sont les précurseurs de la laïcité.

    L’orateur a relevé que la laïcité, à la française se distingue en outre par un édifice juridique qui garantit la neutralité de l’Etat à l’égard de la religion et un système éducatif laïc, concluant que la laïcité, en tant qu’approche n’est pas en mesure de contrecarrer l’intégrisme mais qu’elle risque, au contraire de l’alimenter.

    Pour sa part, M. Thomas Antoine, ambassadeur de Belgique en Tunisie, pour lequel chaque  religion est définie par deux branches intimement liées,  à savoir une éthique (doxa) et une praxis, s’est essayé afin d’éclairer sa thèse sur la question à une comparaison métaphorique de deux figures archétypiques : Abraham, figure commune aux trois religions monothéistes  et Narcisse, symbole mythologique de l’auto-idolâtrie.

    4Le  premier, de par le préfixe sémitique « AB : père », placé en tête de son prénom représente la « Rahma » ou la matrice de la miséricorde, a fait remarquer l’orateur et incarne par conséquent l’archétype de l’identité en devenir et du lien sacré entre les créatures divines, nonobstant leurs appartenances de foi.

    Du fait  qu’il a le mieux négocié  le lien entre la pensée et l’action, la Doxa et la Praxis, Abraham est un homme de paix, et un  réceptacle ouvert sur  la multitude et la diversité, a encore imagé l’orateur.

    Aux antipodes, Narcisse, à travers son miroir narcissique et mortifère s’oppose à l’altérité et présente une inflation de son moi identitaire, alors que l’eau dans la tradition abrahamique sert à désaltérer et à purifier.

    L’orateur a conclu que le fondamentalisme, l’intégrisme et le sectarisme présentent une perception narcissique de la foi qui oppose l’identité à l’universalité, formant le souhait de faire de la mer méditerranée « une eau féconde et porteuse d’espoir » pour tous les peuples de la région.

    Intervenant sur le même sujet, d’autres orateurs ont analysé les rapports entre les identités culturelles, religieuses et citoyennes, arguant que le vivre-ensemble et le bon voisinage trouvent leurs solutions dans le droit constitutionnel et démocratique, propre aux Etats de Droit et des Institutions.

    L’Etat doit être celui des citoyens et non celui des croyants a constaté un autre intervenant.

    Un participant a invité les communicateurs à contextualiser leurs approches, en y intégrant les éléments socioéconomiques et éviter de tout analyser selon le prisme déformant du tout « culturaliste ».

    Si on veut aboutir à un bon voisinage culturel, économique et religieux dans le pourtour méditerranéen et dans le monde, il faut commencer par résoudre le conflit israélo-palestinien et mettre fin aux injustices de tout ordre qui marquent l’histoire actuelle de l’humanité, conseillera tout bonnement un autre intervenant dans la salle.

    Et demain ?

    Tirant le bilan critique du dialogue interreligieux et appréhendant l’avenir, le quatrième et dernier panel de ce Forum international de Réalités, les participants ont décliné une série de réflexions articulées autour de deux principaux axes : le dialogue interreligieux est-il une affaire de religieux et quels risques porte une prise en compte grandissante des particularismes culturels et religieux, dans un monde méditerranéen fragilisé par la tentation de fragmentation communautariste ?

    Présidant les travaux de cette quatrième séance, l’Amiral Jean Dufourcq a défini quatre champs distincts, nécessaires à un dialogue interreligieux fécond qui, a-t-il précisé doit se faire de la base vers le sommet, et non le contraire.

    Ce dialogue doit être décliné dans quatre directions : sociologique, animé par des experts et portant sur l’évolution du fait religieux en Méditerranée, éthique entre les représentants des trois religions monothéistes, à propos de sujets concrets telles que les questions économiques et biomédicales par exemple, politique sur le statut des minorités religieuses là où elles se trouvent et philosophique qui doit être mené par la société civile et religieuse.

    M.Haïm Bittam, grand Rabbin de Tunis, programmé à ce panel n’a pu cependant faire sa communication, pour des raisons d’emploi du temps. Il  a fait distribuer un témoignage d’une page, dans lequel il retrace l’histoire séculaire de  la communauté juive en Tunisie, constamment pétrie dans le respect et la cohabitation pacifique, illustrant ses propos par l’exemple d’El Ghriba.

    « L’histoire de la Tunisie en particulier et celle du  Maghreb arabe en général n’ont connu aucun génocide mais ont constitué un lieu de refuge pour les victimes de l’inquisition et des exterminations collectives survenues en Europe », a-t-il notamment fait remarquer.

    « Notre histoire est riche de ce genre d’aspects civilisationnels et qui demeurent vivaces jusqu’à ce jour, particulièrement en Tunisie et au Maroc. Une histoire qu’il faut préserver et revivifier », a encore écrit le grand Rabbin de Tunis.

    P. Christophe Roucou, responsable des relations avec l’Islam au sein de la Conférence des évêques de France a relevé que l’idée de dialogue interreligieux gagne du terrain malgré tout, soulignant l’importance des rencontres institutionnelles ou plus informelles  qui mettent en présence des acteurs de la société civile ou des  croyants des trois religions monothéistes.

    «  Pour moi, comme chrétien, je ne peux aller plus avant dans ma découverte du mystère de Dieu que j’ai reçue dans la tradition chrétienne, qu’en vivant la rencontre de l’autre différent de moi. Ce n’est pas en refusant l’altérité que je vais trouver mon identité, c’est au contraire la rencontre de l’autre qui me révèle à moi-même. J’ai besoin de l’autre, juif, musulman ou agnostique, pour avancer vers la vérité, pour découvrir des dimensions du mystère de Dieu que je ne pourrai pas autrement découvrir ».

    Intervenant sur le thème, M.Slaheddine Mestaoui, membre du Conseil islamique supérieur a puisé dans le corpus coranique pour illustrer l’esprit de tolérance et de respect des altérités qui prévalent en Islam.

    « Nul contrainte dans la religion », « Appelle au chemin de ton seigneur par la sagesse et une belle exhortation. Discute avec eux de la meilleure des manières   », ou « Nous croyons en ce qui nous a été révélé, notre Dieu comme le vôtre est unique, c’est à lui que nous nous soumettons paisibles » , autant de versets coraniques et d’injonctions divines qui  invitent les hommes et les femmes, a encore argué l’orateur  à axer sur les dénominateurs communs entre les membres des trois religions monothéistes , à bannir la duplicité de langage entre les partenaires du dialogue et à privilégier l’Amour d’autrui et du prochain , aux tentations belliqueuses et sectaires.

     

    http://www.afkaronline.org/francais/articles/gharbi37.html


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    Hassan et Morqos - حسن و مرقص
     
    Hassan et Morqos, excellente comédie mettant en scène deux superstars égyptiennes, Adel Imam et Omar Shérif, ne fait pas dans la langue de bois pour évoquer les tensions, pourtant parfois mortelles, entre musulmans et coptes. Hassan est à l'origine un copte mais il doit se caché dans une autre ville car il est menacé de mort et pour cela il prend l'identité d'un musulman et se fait appeller Hassan. Par ailleurs Morqos, Imam d'une mosquée, il doit lui aussi fuir et se cacher pour sa survie, et prendre l'identité d'un copte.
     
    Interprétation: Adel Imam, Omar Sherif, Ezzat Abou Awf.
     
    www.casavie.com


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  • Les travaux d'Abdelmajid Charfi sont longtemps restés confinés dans les cercles universitaires. Ce n'est que depuis la publication en français de son essai L'Islam entre le message et l'histoire, en 2004, qu'un public plus large a véritablement découvert la réflexion de cet historien tunisien qui entend penser l'islam de l'intérieur avec le regard et les outils intellectuels d'un homme du XXIe siècle. 

     

    Né à Sfax en 1942, cet homme discret et modeste a commencé sa carrière comme professeur d'arabe, avant d'aller décrocher une agrégation en France puis de soutenir sa thèse de doctorat ès lettres à Tunis en 1982. Pendant un quart de siècle, il poursuivra sa carrière d'enseignant en occupant de hautes responsabilités aussi bien à l'université que dans l'administration de son pays. Il publie ses travaux en arabe, parce qu'il est plus soucieux de toucher ses frères en religion que de se faire connaître à l'étranger (voir J.A. n° 2460). 
    S'il n'est pas le seul chercheur à vouloir concilier la religion de Mohammed avec la modernité, il est probablement l'un de ceux qui formulent les propositions les plus audacieuses. Ainsi fait-il remarquer que le Coran n'est pas un code juridique et ne formule pas d'injonctions particulières. Les versets à caractère législatif répondaient à des besoins de l'époque et du milieu où a vécu la première communauté musulmane. 
    Contrairement à ce que les docteurs de la loi ont toujours voulu faire croire, le musulman ne doit pas prendre les versets au pied de la lettre, mais en chercher l'esprit afin de réserver le culte, non pas au texte, mais à Dieu seul. 
    Dégagé de la gangue des interprétations qui en ont obscurci le sens, le message coranique peut redevenir ce qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être : un appel à la liberté de conscience du croyant. 


    Dans La Pensée islamique, rupture et fidélité, qui vient de paraître à Paris chez Albin Michel, Abdelmajid Charfi embrasse tous les champs du savoir pour répondre à quelques questions essentielles : y a-t-il une approche islamique moderne du monothéisme, de l'interprétation du Coran ? Quels sont les enjeux de la sécularisation des sociétés arabo-musulmanes ? Quelles seront les valeurs du Maghreb de demain ? 
    À ceux qui veulent garder la foi mais comprendre aussi, cet ouvrage apporte des réponses d'une rare profondeur. 


    Jeune Afrique : Peut-on dire, pour présenter votre travail, que vous cherchez à adapter l'islam à la modernité ? 

    Abdelmajid Charfi : Mon objectif premier est scientifique. Mais je constate une certaine schizophrénie chez les musulmans. Ils sont tiraillés entre l'adhésion à la foi des anciens et le désir de vivre la modernité. Dans la mesure où je peux prétendre à une certaine compréhension des phénomènes religieux dans le langage d'aujourd'hui, je suis amené à faire des propositions. C'est ainsi que je fais la distinction très nette entre ce qui, dans le Coran, est circonstanciel et ce qui est une réponse aux questions purement religieuses de l'humanité dans son ensemble. 


    Est-ce à dire que la législation islamique, élaborée à une époque et dans un contexte particuliers, ne tient plus ? 

    Tout d'abord se pose le problème des versets du Coran à caractère législatif. Selon les auteurs, il y en a entre deux cents et cinq cents. 


    Ils sont une partie constitutive de la charia ? 

    Je ne parle pas de la charia. Parce que, dans le Coran, la charia indique la voie à suivre, et ne formule pas d'injonctions particulières. 
    Les versets à caractère législatif répondaient à des besoins de l'époque à laquelle a vécu la première génération de musulmans. Celle-ci ne s'est pas sentie tenue d'appliquer à la lettre ces prescriptions. Mais l'islam ne pouvait pas ne pas s'institutionnaliser pour s'insérer dans l'histoire des hommes. Ce processus d'institutionnalisation s'est accompagné de la constitution d'une catégorie sociale particulière, qu'on appelle oulémas, ou fuqahâ. Ces spécialistes des sciences religieuses ont cherché à unifier les règles d'organisation de la vie sociale qui, de la Perse à l'Afrique du Nord en passant par l'Égypte, étaient différentes d'un contexte à un autre. Ils ont aussi cherché à asseoir leur légitimité sur une base coranique. Ils n'ont pas trouvé grand-chose. Parce que le Coran n'est pas un code légal. Donc, ils ont pris quelques versets, mais ils se sont fondés essentiellement sur des hadiths. Il ne s'agit pas de rejeter l'exemple prophétique. Au contraire, on n'est pas musulman si l'on rejette l'action et les dires du Prophète. Mais comment y être fidèle ? Est-ce en les appliquant à la lettre, ou bien en retenant l'esprit qui animait le Prophète et les objectifs qu'il poursuivait ? Je donne dans mon livre des exemples, tel celui des successions. Jusqu'à ce jour, aucun pays musulman n'a osé remettre en question les règles jurisprudentielles en matière de loi successorale. Les versets concernés n'ont pas été compris en eux-mêmes, parce que, parfois, ils sont carrément inapplicables. On a également procédé à un mélange de prescriptions coraniques et de prescriptions rapportées dans les hadiths. 


    Si on prend à la lettre les prescriptions en matière d'héritage, elles sont en défaveur de la femme. Comment trouver, dans l'esprit du Coran, une orientation différente ? 

    Certains versets évoquent le legs, qui est libre. On peut transmettre son patrimoine à ses héritiers ou à d'autres personnes. Les fuqahâ se sont fondés sur un hadith pour dire qu'on ne peut pas léguer plus du tiers à ses héritiers. C'est une règle qui correspondait tout simplement à ce qu'attendaient alors les gens en matière de distribution des patrimoines. Les valeurs de l'époque étaient des valeurs patriarcales. La justice sociale n'entrait guère en ligne de compte. 
    Concernant la femme, on est en présence d'une situation inédite. Le Coran est le seul texte sacré à s'intéresser aux femmes, à leur parler directement et à leur reconnaître un statut, qui n'est pas celui de l'égal de l'homme sur le plan juridique, mais qui est un statut d'égalité sur le plan ontologique. 


    Ce qui n'est pas le cas dans les religions précédentes ? 

    Dans les religions précédentes, la femme est présentée avec un statut inférieur, et pas uniquement sur le plan juridique. 


    Pour les chrétiens, elle n'a pas d'âme... 

    À tout le moins, les chrétiens du Moyen Âge se le sont demandé... 
    Les versets du Coran qu'on a évoqués reconnaissaient quand même à la femme une part de l'héritage. Ce qui n'était pas le cas avant la Révélation mohammédienne. Qui plus est, la part du patrimoine dévolu aux femmes n'est pas toujours inférieure à celle de l'homme. Elle l'est uniquement lorsqu'il s'agit des enfants. Dans ce cas, les mâles ont le double des femmes. Mais lorsqu'il s'agit des parents, la mère et le père ont la même part. 
    Ces versets répondaient donc à des exigences imposées par le milieu, parce que l'on ne pouvait pas changer radicalement l'état des choses. Mais, l'esprit, c'est d'aller vers plus d'égalité. 


    Dans votre précédent livre (L'Islam entre le message et l'histoire), vous passez en revue les piliers de l'islam. Vous expliquez par exemple que le jeûne et la prière ne sont pas les prescriptions obligatoires que l'on présente... 

    Il reste une obligation pour ceux qui sont capables de l'accomplir, qui considèrent qu'il est de leur devoir de l'accomplir. Mais le jeûne du ramadan s'inscrivait dans un contexte historique bien particulier, celui du Hidjaz du VIIe siècle, où les modes de production étaient archaïques. On n'était pas obligé de dépenser beaucoup d'énergie lorsque l'on jeûnait. Ce qui n'est pas le cas des musulmans qui vivent aujourd'hui dans d'autres conditions. Donc, il ne s'agit pas de renier l'obligation, mais de tenir compte de la souplesse qui l'accompagnait au début. Et qui est inscrite dans les versets si on les lit aujourd'hui sans être paralysé par les interprétations qui ont été faites dans le cadre du fiqh. 


    Pour les prières, l'analyse est la même ? 

    Le Coran n'impose pas cinq prières quotidiennes. Dans de nombreux versets, c'est vrai, la prière est fortement recommandée. Mais le croyant est-il tenu de la faire selon les rites stricts qui ont été consignés dans les ouvrages des fuqahâ ? Si le Coran n'a pas imposé ces manières d'accomplir sa prière, le musulman peut, sans se sentir coupable, faire ses prières d'une manière plus souple. Vous dites aussi que le pèlerinage est la récupération d'un rite préislamique, qui peut être débattu également... 


    Quel est le génie de chaque religion ? C'est de prendre des éléments qui existent dans les religions précédentes, d'en faire une synthèse et de leur donner une orientation différente. Le pèlerinage antéislamique est polythéiste. Le pèlerinage musulman est monothéiste. Mais les règles de ce pèlerinage ne sont pas coraniques. Elles ont été unifiées dans le cadre de la ritualisation de l'islam, et on peut les interpréter aujourd'hui autrement qu'il y a dix siècles. J'ajouterai que, dans le Coran, il est dit que le pèlerinage peut ou doit s'accomplir pendant des mois particuliers. Effectivement, le Prophète a accompli le pèlerinage le 10 du dernier mois lunaire, le dhou l-hijja. Il ne pouvait pas l'accomplir à une date prédéterminée. Aujourd'hui, on peut considérer que le musulman peut faire le pèlerinage pendant les trois mois considérés comme sacrés dans la tradition de l'Arabie. La sacralisation du temps et de l'espace existe dans tous les systèmes religieux. Mais je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas accomplir le pèlerinage en dehors de cette date fatidique du 9 ou du 10 du mois de dhou-l-hijja. 


    Cela veut-il dire que, dans beaucoup de domaines, le musulman peut aujourd'hui appliquer les prescriptions à sa façon ? Et retrouver ainsi une grande liberté individuelle ? 

    Oui. Le Coran a été transmis dans le cadre d'une société où le groupe était prioritaire. Aujourd'hui, nous vivons dans une société qui donne toute sa place à l'individu. 


    Question classique : qu'en est-il de l'interdiction de consommer de l'alcool ? En Occident, l'islam est souvent assimilé à cette interdiction...

    L'islam est assimilé à beaucoup de choses. À l'interdiction des boissons alcoolisées, à la polygamie et même au terrorisme ! Au XIXe siècle, il était assimilé au fanatisme. 
    Dans le Coran, on trouve des versets qui incitent à ne pas consommer d'al cool. Et lorsque l'on regarde les circonstances dans lesquelles ont été révélés ces versets, on découvre qu'il y avait alors des disputes, parfois sanglantes, à cause de l'ivresse. 
    Mais on trouve également dans le Coran un texte explicite où Dieu dit au Prophète : « Dis : “Je ne trouve pas dans ce qui m'a été révélé un aliment interdit, à l'exception du sang, de la viande de porc et des bêtes mortes.” » Le vin ne fait pas partie de ces trois catégories d'aliments qui sont explicitement illicites. 
    Les fuqahâ n'ont pas tenu compte de ce verset. Ils ont retenu les versets où le Coran incite les musulmans à ne pas consommer de vin. Cela pouvait se comprendre dans le contexte tribal. Mais aujourd'hui, le musulman peut consommer modérément de l'alcool sans être taxé d'infidélité, puisque c'est le texte même du Coran qui énumère les aliments interdits. 


    On voit donc que des versets se contredisent les uns les autres. Comment faire pour dépasser ces contradictions ? 

    Je ne pense pas, pour ma part, que ce soient des contradictions. Les uns ou les autres de ces versets répondent à des situations différentes. C'est pour cela que je fais cette distinction entre ceux qui ont une vocation circonstancielle limitée et ceux qui ont une visée qui transcende l'Histoire et les conditions particulières. 


    Pourquoi certains versets passent-ils pour plus importants que d'autres ? 

    Les fuqahâ ont choisi certains versets et certaines interprétations plutôt que d'autres parce qu'ils vivaient dans un milieu qui leur imposait des valeurs. Cela peut être démontré à propos du vin, mais aussi pour le verset sur lequel est fondée la polygamie. Ce verset, dont le sens il est vrai n'est pas très clair, est marqué par un conditionnel : « Si vous craignez de ne pas être équitable envers les orphelins, vous avez la possibilité d'épouser deux, trois ou quatre femmes. » Les fuqahâ ont occulté cette relation entre la proposition principale et la proposition conditionnelle. Ils ont dit : le Coran accepte la polygamie. Alors qu'elle est conditionnée par la crainte de ne pas être équitable envers les orphelins. Il y a mille exemples de versets qui ont été sollicités pour répondre à des normes situées historiquement. 


    Peut-on en déduire que le message coranique a été dévoyé ? 

    Tous les messages prophétiques ont été plus ou moins pervertis. L'ordre institué sur la base de ces messages était un ordre social, qui devait tenir compte de certaines contraintes. Celles-ci ont orienté l'application des préceptes prophétiques dans un sens conservateur et non dans le sens subversif, qui était le sens premier de ces messages. Cette perversion est inscrite dans l'histoire des religions. 


    Autre question délicate, l'esclavage. Le Coran semble le désapprouver, mais il a toujours été appliqué dans les pays d'islam. Les juristes ne l'ont-ils pas justifié ? 

    Aujourd'hui encore, il y a des savants traditionnels qui considèrent que l'esclavage peut être pratiqué lorsque les conditions historiques le permettent. C'est une position qui me révolte en tant que citoyen du monde au XXIe siècle. 


    Où sont ces savants ? En Arabie ? 

    Un cheikh tunisien a soutenu cette position en 1989. Ce n'est donc pas propre à l'Arabie ou à la Mauritanie. C'est le produit de la formation traditionnelle et de l'attachement à la littéralité du texte. Les gens qui ont cette culture appliquent au Coran des normes ancestrales. 


    On retrouve cela dans les autres religions... 

    La question est de savoir si ce qui existe dans le Coran ou dans d'autres messages religieux doit être appliqué à la lettre, ou bien si le musulman d'aujourd'hui a le devoir d'interpréter le texte et considérer qu'il lui parle à lui aujourd'hui, c'est-à-dire à quelqu'un qui croit aux valeurs de la déclaration universelle des droits de l'homme. Ce n'est pas un musulman désincarné que le Coran interpelle. C'est un musulman qui prend au sérieux à la fois le texte sacré et les valeurs de son temps. 


    Que pensez-vous de la tentative du Soudanais Mahmoud Taha de distinguer les versets mecquois des versets médinois, dont la tonalité est nettement plus juridique ? 

    Je l'ai dit, je l'ai écrit : je ne suis pas d'accord avec cette approche. Mahmoud Taha est gêné par les prescriptions circonstancielles dans le Coran médinois et pense qu'il faut les abroger. Moi, elles ne me gênent pas, puisque je considère que ces prescriptions répondaient à des situations concrètes mais que le musulman n'est pas obligé de les appliquer dans leur littéralité aujourd'hui. Je comprends la position de Taha, mais je ne la partage pas. 


    Sur le scellement de la prophétie, vous avez une position originale. 

    Ce n'est pas une idée qui est à proprement parler de moi. Je l'ai trouvée chez le philosophe indien Muhammad Iqbal. Les musulmans considèrent que Mohammed est le sceau des prophètes dans le sens où il est le dernier. Mais cela veut-il dire qu'il a figé la pensée de l'homme dans un cadre établi une fois pour toutes ? Ou bien, en scellant la prophétie, ne lui a-t-il pas ouvert des horizons pour qu'il jouisse de sa liberté entière et soit responsable individuellement de ses actes ? Le scellement de la prophétie, c'est donc ce que j'ai appelé le scellement de l'extérieur. Ce n'est pas une vue de l'esprit. C'est tiré du texte coranique, de sa logique profonde, c'est son orientation fondamentale sans laquelle il ne serait qu'une suite de versets se rapportant à des sujets que rien ne relie. 


    Le Coran a été transcrit après la mort du Prophète. Vous dites que, malgré cette médiation humaine, c'est un tout qu'il faut conserver comme tel. 

    La Révélation ne pouvait pas ne pas passer, suivant les termes mêmes du Coran, par le cœur du Prophète, c'est-à-dire par son esprit. Donc, le Coran, qui est une révélation divine, a en même temps une dimension humaine puisqu'il est passé par la personne du Prophète. Il est donc à la fois éminemment divin et éminemment humain. 


    Mais la transcription n'a-t-elle pas été approximative ? 

    Le Coran est un message oral. Ce message a été consigné très tôt après la mort du Prophète. Certaines sourates courtes et nombre de versets avaient probablement été notés sur des objets de fortune. Mais la collecte du Coran s'est basée essentiellement sur la mémoire. Lorsque l'on examine les variantes canoniques du texte coranique, de sept à quatorze selon les écoles, on se rend compte que les écarts reflètent ce passage de l'oral à l'écrit. Non pas que les musulmans aient ajouté des choses ou abandonné d'autres choses, mais le message oral a été entendu d'une façon ou d'une autre, d'où ces variantes, mais qui n'affectent pas le sens vrai du texte. 


    Passons à un sujet plus d'actualité : la laïcité. L'islam est-il compatible avec ce principe ? 

    L'islam, comme n'importe quelle religion, a été pendant la plus grande période de son histoire mêlé à la politique. Il y avait un certain équilibre et une certaine solidarité entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux. Je concède que l'amalgame a eu par le passé des avantages incontestables. Il a permis une certaine stabilité du corps social. Aujourd'hui, cet amalgame n'est plus acceptable. Tout le monde admet, même si l'on n'en tire pas toutes les conséquences, que le droit des citoyens est un droit territorial. C'est un droit positif, même s'il s'inspire des valeurs musulmanes. Je suis pour une distinction des niveaux politique et religieux. Ce n'est pas une séparation. Au sens strict du terme, celle-ci est impossible. 


    Vous pensez à la laïcité à la française ? 

    La laïcité à la française est une séparation qui n'existe pas dans la pratique de tous les jours. Vous n'avez qu'à voir les fêtes de la République laïque : elles sont en grande majorité des fêtes religieuses. Surtout, la laïcité française est un laïcisme idéologique. Or la laïcité ne doit pas être une idéologie, mais une distinction entre le niveau religieux et le niveau politique, c'est tout. Si vous êtes croyant, vous ne pouvez pas ne pas tenir compte des valeurs chrétiennes, musulmanes ou autres qui sont les vôtres. Mais je parle de valeurs, et non de prescriptions. 


    Cela veut-il dire que les partis islamistes doivent avoir leur place dans le jeu politique ? 

    Un régime, qu'il se dise islamique ou laïque, qui essaie d'accaparer la vie de toute la société ne peut pas prétendre à être laïque. La laïcité, ce n'est pas une séparation dans les textes, mais une distinction entre le politique et le religieux qui laisse à la société civile la possibilité de s'exprimer, de s'organiser et d'avoir l'initiative. Le pouvoir politique n'a pas à dicter au citoyen ce qu'il doit faire ou ne pas faire en dehors du fonctionnement normal des institutions démocratiques. Le système turc, par exemple, que ce soit avec le parti islamiste actuellement au pouvoir ou avant, n'est pas un régime laïc. Dans le cadre du régime institué par Atatürk, tout d'abord, l'armée a une position prépondérante. Deuxièmement, c'est un régime qui essaie d'instrumentaliser la religion et n'accepte pas l'autonomie de la sphère religieuse par rapport à l'État. 


    En Turquie, l'interdiction du voile a-t-elle à voir avec la laïcité ? 

    Le problème du voile a pris une dimension qu'il ne mérite pas. Le voile est devenu aujourd'hui un signe d'appartenance. Il a un caractère identitaire qu'il n'avait pas dans le passé. Tant qu'on n'a pas résolu les problèmes qui sont à l'origine de cette crispation identitaire, on ne pourra pas résoudre le problème. 
    Je ne suis pas gêné outre mesure par le voile lorsqu'il est porté en connaissance de cause. C'est une liberté fondamentale de la femme. Je ne peux pas ne pas remarquer en même temps que les femmes qui portent le voile ont intériorisé une certaine vision de la femme, selon laquelle elle est à l'origine de la tentation et qu'elle est inférieure à l'homme. Force est de considérer que le voile prôné aujourd'hui par les islamistes n'est pas destiné à aider la femme à s'accomplir, mais que c'est surtout une étape vers son exclusion de la vie publique. Le voile n'a pas une seule signification, la liberté de se couvrir ou non les cheveux. C'est aujourd'hui une affaire éminemment politique. 


    Au Maghreb, il est de plus en plus difficile de ne pas jeûner. Cela participe-t-il du phénomène de crispation identitaire que vous évoquez ? 

    Là aussi, le problème n'est pas religieux, mais politique. Dans les véritables démocraties, le pouvoir n'impose pas aux gens une conduite morale ou religieuse particulière. On a affaire à des régimes qui cherchent une certaine légitimité religieuse. Et donc le respect du jeûne, même formel, est attendu des populations, alors que beaucoup de gens le font sous la contrainte sociale, et non pas par conviction. Moi, je préfère un musulman conséquent à un musulman hypocrite. Qu'il jeûne ou qu'il ne jeûne pas, c'est une affaire entre lui et Dieu. 


    L'emprise de la religion semble moins forte en Tunisie que dans les autres pays arabes. Est-ce pour cela qu'elle est en avance sur le plan socio-économique ? 

    Je récuse cette vision essentialiste de la religion. L'islam, comme toutes les religions, peut être un facteur d'aliénation. Comme il peut être un facteur de désaliénation et donc de progrès. L'islam joue aujourd'hui un rôle de rempart contre des formes d'impérialisme, d'humiliation, de frustration que vit la majorité des musulmans, y compris les Tunisiens. Il y a des degrés dans l'expression de ces sentiments et de l'instrumentalisation de la religion. Une instrumentalisation souvent non consciente ni même assumée, parce que je ne suis pas sûr que la religion soit le meilleur remède contre les frustrations et l'humiliation. Mais c'est un fait. Et la Tunisie ne peut pas être dissociée d'un contexte international qui n'aide pas l'islam à être un moteur de progrès. 


    L'islam en soi n'interdit pas le progrès. 


    Certainement pas. En Arabie saoudite, c'est au nom de l'islam qu'on revendique aujourd'hui des droits élémentaires pour la femme. On vient de lui reconnaître le droit de prendre une chambre d'hôtel sans être accompagnée par un parent. Mais elle n'a pas encore le droit de conduire une voiture. Il y a d'autres Arabes qui vivent eux aussi dans des régimes anachroniques et qui, au nom des valeurs islamiques, revendiquent pour la femme les droits civiques, les droits politiques. 
    D'autres musulmans dans d'autres pays et dans d'autres situations revendiquent un islam plus conservateur. Il n'y a pas d'instrumentalisation de l'islam dans un seul sens. 


    Quand on utilise l'islam pour aller dans la bonne direction, cela ne vous gêne pas ? 


    Dans la mesure où l'islam est intériorisé et assumé individuellement pour revendiquer des droits et une plus grande justice, au contraire, j'en suis satisfait. Aujourd'hui, être moderne et être un bon musulman, c'est prendre ses responsabilités à chaque niveau. Ne pas tenir compte de ce que dit X ou Y, parce qu'il a telle ou telle fonction, mais choisir dans le flot des informations disponibles en connaissance de cause. Bien sûr ce choix est difficile. Cela demande une rupture avec toutes les attitudes passées de soumission ou d'observance passive (taqlîd). 


    Dans l'une de vos conférences, vous soulignez le poids des traditions qui empêchent les pays arabo-musulmans de s'adapter à la modernité. Y a-t-il des traditions plus pesantes que d'autres ? 


    Je milite dans mon domaine pour l'évolution des mentalités, tout en étant conscient que ce n'est pas uniquement cela qui fera bouger les choses. Mais cette évolution permet de faire l'économie de convulsions dans le cadre de sociétés où les blocages atteignent leur paro xysme. Chaque fois qu'il y a une évolution des mentalités, il y a la possibilité de solution des problèmes sur la base du débat. Je constate avec plaisir qu'un pays du Maghreb, malgré ses problèmes structurels, est en train de s'offrir les conditions favorables à ce changement : c'est le Maroc. Ce pays connaît des difficultés indéniables sur le plan économique, au niveau de la scolarisation, des disparités entre les classes sociales. Malgré cela, la société évolue par des moyens démocratiques. 


    On se situe toujours dans la perspective d'une modernité importée de l'Occident. Est-elle inévitable ? 


    Beaucoup revendiquent une modernité musulmane. Il y a même toute une littérature orientaliste qui va dans ce sens. Je m'inscris en faux contre cette vision. La modernité actuelle est d'origine occidentale, mais elle est devenue universelle. Dans ses dimensions matérielles, elle s'impose bon gré mal gré à tout le monde. On s'habille de la même façon, on utilise les mêmes moyens de communication. Même les habitudes culinaires se standardisent. Quant aux valeurs de liberté, de démocratie, de justice sociale, elles ont éclos en Occident mais sont devenues l'horizon de tous les peuples. Cela ne veut pas dire que la modernité va effacer les particularismes, mais il n'y a pas de spécificité au niveau des valeurs. C'est pour cela qu'il est faux de considérer que la question de la femme dans les pays islamiques peut être résolue dans le cadre d'une modernité spécifique. La modernité est une et indivisible. 


    La France compte quelque 5 millions de musulmans. Que peuvent-ils apporter aux pays dont ils sont originaires ou dans lesquels ils ont des origines ? 

    Pour la première fois, vous avez affaire en Occident à une minorité musulmane qui ne vit pas la contrainte sociale et religieuse des milieux traditionnels, qui vit la modernité et ne la subit pas comme un phénomène exogène et imposé. La troisième génération de musulmans en Europe va générer certaines personnalités qui auront la capacité de concilier la culture musulmane et la culture moderne. Mais je ne pense pas que ce soit dans l'islam européen ou l'islam occidental en général que l'avenir de l'islam va se jouer. Il se jouera dans les grands ensembles humains comme l'Indonésie, le Pakistan, l'Iran, la Turquie, l'Égypte. 


    Quel est le pays clé pour le monde arabe ? 

    Deux pays jouent aujourd'hui le rôle de frein dans l'évolution de la pensée islamique, malgré une effervescence intérieure : l'Arabie et l'Égypte. Le jour où la situation s'y améliorera, les pays arabes feront un grand pas en avant. 


    On assiste à des mouvements de conversion dans un sens ou dans l'autre. En Europe, des milliers de personnes embrassent l'islam. Au Maghreb, des musulmans choisissent le christianisme. Que vous inspire le phénomène ? 

    Les évangéliques sont actifs sur tous les continents. L'Amérique latine, terre du catholicisme, est en train de basculer vers le protestantisme par le fait du prosélytisme des évangéliques, pentecôtistes ou charismatiques. Personnellement, je considère que l'action des évangéliques est alignée sur l'impérialisme américain. Ils défendent les mêmes valeurs que les néoconservateurs : le libéralisme économique et le conservatisme moral. Ils font des ravages partout. 


    En Algérie, les évangéliques se sont implantés en Kabylie, une région qui a la réputation d'être frondeuse par rapport au pouvoir central. 


    Je reconnais la liberté à tout un chacun de changer de religion. La liberté est indivisible. Seulement, ce qui n'est pas admissible, c'est l'achat des consciences. C'est l'exploitation de la misère des gens pour les convaincre d'embrasser une religion ou une idéologie. C'est une forme de contrainte morale. Reste qu'en dehors des aléas de la mission chrétienne ou de la daawa musulmane moderne, sur le fond, les adeptes des grands systèmes religieux traditionnels vont de plus en plus utiliser une espèce de bricolage religieux. Les frontières entre les systèmes s'estompent. Les gens choisissent dans la religion ou dans les religions ce qui leur convient. C'est un assemblage inédit dans l'Histoire. 


    Dans un pays comme la France, la pratique religieuse est devenue marginale. On continue pourtant à se considérer comme catholique. Est-il possible de se revendiquer comme musulman sans pratiquer ? 


    C'est bien connu que, lorsque l'on compare le Maghreb et le Machrek, les Maghrébins s'attachent traditionnellement plus au jeûne du ramadan qu'à la pratique de la prière. Au Moyen-Orient, on était plus laxiste avec le ramadan, mais on tenait à effectuer les cinq prières quotidiennes. Sous l'effet de la mondialisation, il y a une certaine uniformisation, aussi bien chez les pratiquants que chez les non-pratiquants. 
    Il y a un phénomène relativement nouveau, celui de l'athéisme. Dans l'histoire de l'islam, on trouve parfois une récusation du prophétisme. Mais pas de l'existence de Dieu. Aujourd'hui, l'athéisme dans les pays arabes et musulmans est assez rare, certes, mais il fait des progrès. Quant à la pratique religieuse, elle est très inégale et varie beaucoup suivant les milieux, suivant les âges... 


    Peut-on dire que le Maghreb resterait un pays musulman comme la France reste chrétienne même si on ne pratiquait plus ? 

    Cela ne me gêne pas que l'on parle d'héritage chrétien, mais cette notion est utilisée pour d'autres raisons que la vérité historique. Si on élevait un peu le débat, on remarquerait que l'Europe, surtout l'Europe occidentale, et les pays arabes, auxquels il faut ajouter la Turquie, ont le même héritage gréco- sémitique. Lorsque l'on a fondamentalement le même héritage, on est soumis aux mêmes problèmes et on recherche des solutions dans le même sens. 


    Mohamed Talbi, dans ses derniers écrits, vous qualifie de désislamisé. Pourtant, vous dites à peu près la même chose. 

    À sa façon à lui, il dit la même chose. Dans son dernier ouvrage, page 135, par exemple, il dit que le Coran est parole divine, entièrement, en langage humain, entièrement. Il est descendu dans l'Histoire, mais il transcende l'Histoire et la dépasse. C'est exactement mon opinion. Il y a beaucoup de choses qu'il dit sur lesquelles je peux être d'accord entièrement ou partiellement. Le problème n'est pas là. C'est que, dans son dernier ouvrage, il ne discute pas des opinions, il lance des anathèmes, allant jusqu'à la diffamation, en me traitant de menteur, d'hypocrite, de dissimulateur. Je trouve cela indigne et écœurant. 
    Mais il est sûr aussi que bon nombre d'analyses que je fais ou d'opinions que j'exprime peuvent déranger la quiétude de ceux qui ont des convictions ou une formation traditionnelles. 


    Ce n'est pas le cas de Mohamed Talbi... 

    Si, quand même. Parce qu'il s'agit d'être cohérent. Une fois que l'on admet que le Coran est entièrement divin et entièrement humain, descendu dans l'Histoire, il faut tirer les conséquences de cette affirmation. Sinon, on se rabat sur les procédés classiques. On choisit certains versets et on les explique littéralement. On dit d'autres versets : ceux-là sont symboliques, il ne faut pas les prendre au pied de la lettre. Ce n'est pas sérieux sur le plan scientifique.

     


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  • DGHIM, Chiheb<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" />Prix : 15 euros
    ISBN 978-2-85162-219-8
    Parution : janvier 2008
    Description : 107 pages
    Le Coran et les hadiths, sources fondamentales de l'islam, nient la mort du Christ et réfutent sa Passion. Dans la poésie arabe, il n'en est pas toujours ainsi.Le texte poétique se dresse comme un Nouvel Évangile poétique contre la souffrance et l'injustice, un écrit où triomphent l'amour et la douceur.Jésus est toujours vivant dans le cœur du poète arabe. Il est une métaphore vivante et un chant éternel.Ce recueil propose quelques poèmes d'auteurs chrétiens et musulmans arabes, où la figure du Christ naît de la souffrance et du rejet. Jésus y est souvent approché avec une fascination sublime et une sympathie extraordinaire.Chiheb Dghim est doctorant en Sorbonne. Ses travaux portent sur les repré-sentations de l'étranger dans la pensée arabe contemporaine. Il participe actuellement à plusieurs colloques universitaires à l'étranger. Du même auteur, en collaboration : Du voile, de l'antiquité à l'islam

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